Mohamed Douyeb
Deux nouveaux ministres face à des patrons de presse et des représentants de la profession pour aborder l’avenir du secteur mis à mal par la crise sanitaire au sein de l’Institut supérieur de l’information et de la communication de Rabat (*). L’initiative est salutaire. Le premier est ministre de tutelle. Mehdi Bensaid plaide pour la révision du modèle économique de la presse, favorise l’idée de l’investissement plutôt que du soutien, et défend la mise en place d’un régime fiscal spécifique. Des idées intéressantes. Le second est le puissant ministre délégué au ministère des Finances chargé du budget. Et boum ! Le super ministre en question, Fouzi Lekjaâ, lâche un missile : « Il faut arrêter le sérum du soutien public ». Les visages de certains éditeurs se crispent… eux qui se sont bousculés à cette rencontre de consultation pour savoir s’ils pouvaient toujours compter sur l’appui financier de l’Etat au nom de la crise Covid…
Pis encore, Lekjaâ est convaincu que le soutien accordé à la presse, depuis 16 ans, dans le cadre de contrat-programme n’a fait que fragiliser l’entreprise de presse et le journaliste professionnel. Rien que ça ! A l’entendre, on croirait que les pouvoirs publics ont versé des milliards de DH dans le sable. En chiffres, les subventions ont atteint 65,6 millions de DH contre 45,8 millions de DH en 2005 (source : Conseil national de la presse). Crise Covid oblige, 2020 a été une année exceptionnelle en termes de soutien public, celui-ci ayant atteint 235 millions de DH.
Sur quels critères le puissant ministre se base pour porter de tels jugements ? A-t-il des éléments dont la profession ne dispose pas? S’il y a dilapidation des deniers publics, il faut le démontrer. On ne savait pas que Lekjaâ est un fin connaisseur de la presse, lui dont le département a assuré le versement des salaires du personnel de la presse pendant une douzaine de mois compte tenu de l’effet de la crise Covid sur la profession à hauteur 150 millions de DH. Un grand effort fourni de la part de l’Etat qu’il faut souligner. Ce qui n’a pas d’ailleurs empêché des éditeurs de fermer boutique suite à l’arrêt de cette initiative. Attention ! Le super ministre chargé du budget a une solution : un programme de relance du secteur étalé sur 5 voire 10 ans. Quel est le contenu de son programme ? Quelles en sont les modalités ? Personne ne le sait pour le moment. Et pourtant, il y a urgence. La presse marocaine papier et/ou électronique vit ses pires moments. En tout cas, la subvention classique octroyée aux éditeurs risque de disparaitre définitivement avec le gouvernement Akhennouch. Une sacrée révolution.
Quelle presse voulons-nous ?
Une chose sûre : Jamais un ministre, voire même un chef gouvernement, n’a tenu un discours aussi dur et culpabilisant vis-à-vis des éditeurs de presse. Dans la profession, il y a un consensus sur le fait que le modèle actuel de la subvention a atteint ses limites, mais de là à affirmer qu’elle a fragilisé l’entreprise de presse. Sans la subvention, bon nombre de supports n’auraient pas pu continué à exercer. La subvention n’est qu’une partie du problème de la presse. La question vitale est de savoir qu’elle est la vision de l’Etat par rapport à un secteur aussi sensible, complexe et stratégique. Et ce n’est certainement pas dans les jolis discours des officiels plaidant la cause d’une presse libre et pluraliste qu’il faudra trouver des alternatives sérieuses au marasme structurel du secteur. En d’autres termes, quelle presse voulons-nous ? Est-ce une presse éthique et professionnelle au service du citoyen ou une presse exercée par des charlatans munis de cartes professionnelles et des éditeurs sans foi ni loi ? Tant que nous n’avons pas répondu à cette question de manière franche, il n’y aura pas d’avancées majeures.
Le temps est venu pour ériger la presse sérieuse en tant que secteur stratégique qui doit bénéficier de l’appui et de la protection de son marché par l’Etat en favorisant la préférence nationale notamment en matière de communication. Au fond, les éditeurs de presse professionnelle n’ont pas besoin d’être subventionnés ou bénéficier d’un régime fiscal spécifique qui risque de susciter de vives critiques. L’indépendance financière est vitale pour assurer l’autonomie éditoriale. Les éditeurs professionnels ont surtout besoin que les pouvoirs publics veillent à instaurer les conditions d’émergence d’une véritable presse de qualité au service des citoyens. Cela passe nécessairement par une politique publique volontariste favorisant l’investissement de communication aussi bien des établissements publics et des annonceurs privés dans la presse nationale. Il est scandaleux de savoir par exemple que la presse digitale capte entre 5% et 20% des investissements dans la communication numérique. La plus grosse part du gâteau étant accaparée par Facebook et Google. Résoudre la question publicitaire en fixant un seuil pour la préférence nationale permettra aux éditeurs de souffler et de se projeter. Le gouvernement pourra agir rapidement sur ce volet en concertation avec les représentants du secteur en publiant un décret fixant les modalités. Sur le plan stratégique, l’Exécutif a besoin de construire une politique à court et moyen terme pour libérer les énergies et favoriser l’investissement privé dans la presse. Le gouvernement actuel aux pouvoirs absolus a une carte à jouer. Une carte de bonnes relations publiques vis-à-vis d’un partenaire de choix tel que la presse. Un Exécutif dont le chef connaît de très près la presse, lui qui est propriétaire d’une panoplie de supports.
Plus que jamais les Marocains ont besoin d’un journalisme indépendant et crédible. Seule la presse professionnelle est capable de fournir ce service d’utilité publique. C’est au gouvernement de mettre en œuvre une politique audacieuse et ingénieuse en collaboration avec toutes les parties prenantes pour se donner les moyens de valoriser un journalisme de qualité et stimuler des modèles économiques d’entreprises de press viables. Tout un chantier.
(*) Une rencontre de consultation a été organisée par le ministère de la Culture, chargé de la Communication, le 5 janvier 2022, à l’ISIC.